Les bugs du cerveau

Le cerveau nous induit en erreur continuellement.

Ces erreurs sont depuis longtemps connues, étudiées et répertoriées, si bien qu’elles peuvent facilement être exploitées dans le but de manipuler. Politique, publicité et marketing s’en sont très largement emparés, et ne se gênent pas pour les utiliser.

Heureusement, comprendre les mécanismes mis en jeu permet de s’en prémunir.

Le bon sens et l’apprentissage

D’un point de vue évolutioniste, le cerveau a pour vocation la prise de décision, c’est-à-dire ce que l’individu doit faire, croire et savoir.

C’est ce qui lui permet de réagir rapidement à une situation donnée, typiquement un prédateur qui vous fonce dessus pour vous bouffer. Cette prise de décision est donc bien plus importante que la pertinence de cette décision.

Le cerveau doit traiter une information rapidement, bien plus qu’il ne doit la traiter avec précision. Heureusement d’ailleurs, sans quoi le quotidien ne serait qu’une suite sans fin de réflexion, de pondération et d’analyse.

C’est particulièrement évident dans le cadre du traitement de l’information visuelle. Le cerveau est capable de réagir en temps réel à l’information provenant des yeux, sans avoir à comprendre toute cette information. Ainsi, vous êtes capable de conduire une voiture au milieu du trafic sans avoir besoin de connaître le nombre de véhicules, leur taille, leur couleur, ou encore le nombre de lampadaires, l’aspect des facades des immeubles, etc… Le cerveau filtre l’information qu’il juge superflue, au travers notamment du mécanisme de l’attention, afin de ne garder que l’information utile à la prise de décision.

Cette capacité du cerveau a filtrer la majorité de l’information qui lui parvient dans le but de prendre une décision est aussi connue sous le nom de cadrage serré. Pour plus d’informations, je vous recommande cette conférence TedX.

Par ailleurs, cette capacité à la prise de décision est influencée par l’expérience. Un individu passera beaucoup plus de temps à résoudre un problème lors de sa première occurrence qu’il ne le fera lors des occurrences suivantes. Cette amélioration de la prise de décision est l’apprentissage. C’est le raccourcissement du nombre d’étapes cognitives nécessaires à l’émergence d’une conclusion.

L’apprentissage peut être supervisé ou autonome. Dans le premier cas, l’individu est aidé dans son apprentissage par le biais de stimulus dirigés. C’est le cas de l’apprentissage à l’école, le professeur organisant ses connaissances dans le but d’en faciliter la compréhension et l’apprentissage par l’élève. Dans le second cas, l’apprentissage est réalisé sans aide extérieure. C’est par exemple le cas de la paréidolie, c’est-à-dire la capacité à reconnaître les visages, acquise donc très tôt dans le développement de l’enfant.

Le bon sens est la résultante des apprentissages les plus ancrées. Il s’agit donc des apprentissages les plus précoces, et des apprentissages issus des expériences les plus répétées. L’eau mouille, le soleil se lève le matin, les objects tombent, … Ces constats sont effectivement de l’ordre du bon sens, mais ne le sont que parce que nous en avons fait l’expérience de manière répétée.

Autrement dit, le bon sens est le pilote automatique de la prise de décision du cerveau.

La puissance de bien juger, et distinguer le vrai du faux, [est] ce que l’on nomme le bon sens ou la raison – Descartes, Discours de la méthode

Le danger inhérent à l’utilisation, à fortiori involontaire, du bon sens est donc la perte en tout ou partie de cette capacité à juger correctement et distinguer le vrai du faux.

Il s’agit donc d’estimer son degré de fiabilité. Car si le cerveau repose sur le bon sens pour une prise de décision rapide, il n’en critique jamais la pertinence. Par conséquent, si le bon sens est erroné de quelque façon, le cerveau en déduira potentiellement de fausses conclusions qui lui sembleront pourtant justes.

Le bon sens peut ainsi être vu du point de vue de la théorie des systèmes: une boîte noire avec des paramètres en entrée et une réponse en sortie. Cette perspective est primordiale lorsqu’il s’agit d’analyser une composante de son propre esprit, car l’humain tend à croire sa volonté supérieure aux phénomènes inconscients qui régissent pourtant en grande partie son comportement et ses schémas de pensée.

Les limites du bon sens

Plusieurs scénarios peuvent conduire à un biais du bons sens, c’est-à-dire à une situation dans laquelle le bon sens donne de mauvais résultats.

La source d’erreur la plus difficile à corriger résulte de l’éducation. Ce qui est inculqué très tôt à l’enfant s’inscrit très profondemment dans ses schémas de pensée et le développement de son bon sens. Une mauvaise éducation pervertit donc ce dernier, et il devient très difficile même à l’âge adulte de le remettre en question et le corriger. Ainsi, l’antisémitisme de la jeunesse Hitlérienne tombait probablement sous le bon sens, quelque chose qu’il n’est pas besoin de remettre en cause. De même, il était évident que le roi était de droit divin, nul besoin de le remettre en cause, puisque c’était une vérité sue dès l’enfance.

Une seconde source d’erreur est l’extrapolation. Lorsque le bon sens se retrouve confronté à une situation différente, il va tout de même fournir une réponse, puisque le cerveau préfère fournir des réponses rapides plutôt que des réponses pertinentes. Pour ce faire, il va donc essayer de relier cette nouvelle situation à une situation qu’il connaît, quand bien même celles-ci diffèrent beaucoup. On a (presque) tous envie de faire un câlin à un ours ! (super exemple !) Notre subconscient nous dit que c’est mignon, et que c’est tout doux, ça nous rappelle notre nounours, donc pourquoi pas. Le cerveau extrapole notre expérience du nounours à la vraie bestiole. Bon bien sûr on a également appris que ça pouvait nous tuer, donc ça compense…

Le bon sens résulte des apprentissages les plus ancrés, ce qui inclue les expériences les plus répétées. On peut donc en déduire que tout ce qui sort de l’expérience commune échappe au bon sens.

Ainsi, la physique de l’infiniment petit, notamment la physique quantique, a permis de prouver des résultats en opposition complète avec le bon sens. On peut citer en exemple l’expérience des fentes d’Young, montrant des électrons se comportant comme des ondes, le principe d’incertitude de Heisenberg, affirmant que ne peut pas mesurer simultanément et avec une précision infinie la position et la vitesse d’un objet, et l’intrication quantique, qui paraît lier deux objets sans lien apparent indépendamment de la distance qui les sépare. On retrouve ces mêmes limites au bon sens de l’autre côté de l’échelle, vers l’infiniment grand, par exemple les déformations de l’espace-temps de la relativité générale, ou le paradoxe des jumeaux.

Les choses peuvent par ailleurs échapper à l’expérience commune sans que l’on s’en rende compte. C’est le cas par exemple des propriétés émergentes. Une propriété émergente d’un système est une propriété qui ne peut être expliqué par l’étude individuelle des composants du système. Par exemple, on s’est rendu compte que le comportement d’une foule d’individus ne peut être expliqué par le comportement de chacun des individus pris individuellement. C’est ce qui a donné naissance à la psychologie des foules.

Les exemples donnés ici sont certes très loin de l’expérience et des besoins du quotidien, mais on le mérite de montrer une scission nette entre le bon sens et la réalité. Nous allons voir ici des mécanismes psychologiques simples mais qui présentent aussi de telles scissions: les biais cognitifs.

Les biais cognitifs

Un biais cognitif est un mécanisme de la pensée, souvent inconscient, causant une erreur de jugement, donc une deviance du bon sens. C’est un bug du cerveau, un comportement involontairement irrationnel.

Ils sont bien connus, étudiés et référencés. On en compte plusieurs dizaines, plus ou moins prégnants dans le quotidien. Il serait donc fastidieux de les énumérer tous ici, il est quand même intéressant d’évoquer les biais cognitifs particulièrement agressifs. Pour des listes plus exhaustives, vous pourrez vous rendre sur biaiscognitif.com ou encore psychomedia.qc.ca/psychologie/biais-cognitifs.

Ils sont largement exploités en communication et marketing, la palme d’or de la manipulation des biais cognitifs revenant incontestablement à la publicité. On y reviendra.

Le biais de confirmation est la tendance naturelle à ne rechercher et prendre en considération que les informations qui vont dans le sens de nos croyances ou nos opinions, ou de façon équivalente à discréditer les informations qui vont dans le sens contraire. Par exemple, un socialiste lira plus souvent le journal Liberation ou Fakir que Le Figaro ou Marianne. Une surexposition à ce biais de confirmation tend à rendre l’individu manichéen et imperméable à la confrontation d’idée. Autre exemple, un croyant sera plus enclin à lire Les confessions de Saint-Augustin ou étudier le pari de Pascal que de lire Pour en finir avec Dieu de Richard Dawkins. Cette tendance est aussi caractérisée par un autre biais cognitif: le biais de croyance, dont le nom est assez explicite. Le biais de confirmation est très difficile à éviter sur internet, car les moteurs de recherche exploitant vos données comme Google ou encore les sites de vidéos comme Youtube (donc Google encore) utilisent vos recherches précédentes afin de vous proposer un contenu personnalisé, et donc hypothétiquement allant dans le sens de votre précédentes recherches.

Le biais de cadrage est la tendance à être influencé par la façon dont le problème est présenté. Il a été démontré par Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, en 1981. Par exemple, on constate que la décision de subir ou non une opération chirurgicale dépend de si l’opération est décrite en terme de chances de réussite ou risques d’échec, quand bien même l’information est identique. Il sera donc préférable de dire que l’opération à 80% de chances de réussite que de prévenir qu’elle a 20% de risques d’échec. Sur une formulaire d’inscription, on préférera mettre une case “Non, je ne souhaite pas recevoir des e-mails promotionnels” que “Oui, j’accepte de recevoir des e-mails promotionnels”, car il est plus difficile de dire non que de s’engager en disant oui.

Le biais de l’aversion à la perte est la tendance à attribuer plus de valeur à un object qu’on possède par rapport à ce même objet qu’on ne possède pas. Un propriétaire immobilier voudra ainsi vendre son bien plus cher que ce qu’il serait prêt à investir pour l’achat de ce même bien. Une extension de ce biais sont les coûts irrécupérables. Si quelqu’un achète des places pour un spectacle, sans possibilité de remboursement, d’échange ou de revente, mais se rend compte par la suite que ce n’était pas du tout ce qu’il pensait, et que ça ne l’intéressera jamais, il aura tout de même tendance à y aller, en se disant qu’il a payé les places et que ce serait du gâchis. Or l’argent des places est de toute façon perdu, qu’il y aille ou pas, et y aller ne serait pas profiter, puisque le spectacle ne l’intéresse pas. C’est une double-peine: la perte de cet argent, et l’obligation d’aller voir un spectacle dont il ne profitera pas.

Les biais cognitifs se retrouvent dans tous les aspects du quotidien. L’horoscope et la voyance exploitent l’effet Barnum, les négociations commerciales exploitent le biais d’ancrage, la valeur des objets porte-chance provient de l’illusion de contrôle, etc…

Connaître et reconnaître ces biais cognitifs est donc nécessaire! Ces derniers se déroulant en tâche de fond, le seul moyen de s’en protéger est d’être capable de les identifier, tant chez les autres que chez soi. Ce n’est pas un exercice facile, car on a du mal à attribuer nos comportements à des schémas de pensée inconscients, par orgueil ou par illusion de contrôle.

Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont – Descartes, Discours de la méthode (un gars plein de bon sens décidément)

Le cerveau ayant des failles, des outils ont été pensés pour les exploiter. Il s’agit donc de techniques de manipulation, ayant pour but de faire passer une idée, qu’elle soit vraie ou fausse, en coutournant les processus d’approbation conscients de l’esprit. Ces techniques de manipulation sont cristallisées par la rhétorique.

Les biais cognitifs au service de la rhétorique

La rhétorique est la science et l’art du discours. Elle vise donc a rendre l’orateur convainquant. Elle puise notament dans les figures de style: métaphores, anaphores, hypotyposes, gradations, chiasmes, oxymores, etc..

L’exemple parfait d’utilisation de la rhétorique est le discours politique. On dirait presque que la rhétorique a été inventé pour.

La rhétorique en elle-même n’est pas une manipulation, au sens péjoratif du terme. Elle vise simplement à produire un discours clair, facile à comprendre, en agissant tant sur la communication verbale que non-verbale. Pour rappel, on estime que 93% de la communication est en fait non-verbale (7% verbale, 38% vocale, et 55% corporelle), bien que ce chiffre soit à nuancer. Vous trouverez une discussion sur le sujet par Romain Bisseret ici. Et en bonus, une conférence d’Amy Cuddy sur le langage corporel ici.

Toujours est-il que cette forme de rhétorique est en soi légitime. Elle vise simplement à utiliser la structure de la langue pour faire passer un message. Si vous souhaitez des exemples d’analyse de discours politique, jetez un oeil à la chaine Youtube Aequivox.

Cependant, la rhétorique permet également l’utilisation volontaire de procédés illégitimes. Ce pan de rhétorique est très utilisé dans le débat politique, lorsque au moins deux personnes s’affrontent. Il s’agit alors non plus d’avoir raison, mais de sembler avoir raison, en l’occurrence non plus aux yeux de ses adversaires, mais aux yeux ceux qui les écoutent.

De même que pour les biais cognitifs, ces techniques de rhétorique sont connues et très largement exploitées en politique. Le livre le plus connus sur le sujet provient d’Arthur Schopenhauer: La dialectique éristique ou L’art d’avoir toujours raison. Il y répertorie l’ensemble de ces techniques.

Un condensé du livre est disponible en ligne sur wikisource.org.

Le stratagème rhétorique peut-être le plus utilisé lors de débats politiques est l’argumentum ad hominem. Plutôt que d’argumenter sur l’idée défendue par l’adversaire, on essaiera plutôt de démontrer que cette idée est incompatible avec d’autres idées défendues par cet adversaire. “Comment Monsieur Machin peut-il prétendre défendre une augmentation du RSA, et donc les plus démunis, alors qu’il souhaite également diminuer les charges salariales des entreprises ?” La question n’est donc plus de savoir si une augmentation du RSA serait une bonne chose, mais si Monsieur Machin est en position d’en parler.

L’argumentum ad hominem peut aussi s’avérer légitime, afin de démontrer par exemple que le programme d’un candidat politique n’est pas cohérent. Il s’agit donc de déterminer le but dans lequel il est utilisé.

A proximité, on trouve l’argumentum ad personam. Dans ce cas, l’attaque s’adresse directement à la personne, et non plus à ses idées.

Lors de ce débat entre Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, on identifie très facilement un argumentum ad personam durant les deux premières minutes, suivi par un argumentum ad hominem dans les minutes suivantes.

De même que pour les biais cognitifs, ces techniques de rhétoriques sont à connaître, et doivent être enseignées à l’école. L’éducation nationale commence à le comprendre, avec son inertie habituelle, au travers de l’éducation aux médias et à l’information, dispensé dans certaines écoles primaires. Mais il manque encore une bonne moitié du chemin.

Apprendre à ne pas savoir

Le cerveau est facilement biaisé, une rigueur d’esprit s’impose donc pour compenser ses lacunes:

Apprendre les biais cognitifs et les techniques de rhétorique. Connaître les armes de ses opposants permet de mieux s’en protéger.

Critiquer absolument tout. Se méfier de ce qu’on pense savoir. Préférer la logique au bon sens. Si quelque chose semble évident, se demander si cette évidence a pour source une réflexion, ou s’il s’agit d’un apprentissage acquis plus jeune et jamais remis en question. Un super exercice et de prendre l’antithèse et de la défendre, quand bien même vous n’êtes pas d’accord avec cette dernière. Par exemple:

  • “La curiosité est un vilain défaut” (qui pour le coup est vraiment une connerie)
  • La polygamie est meilleure que la monogamie
  • La France n’est pas en démocratie
  • Le communisme est un super régime politique
  • Le nudisme devrait être autorisé partout

Vous remarquerez que les sujets polémiques sont une très bonne source d’exercices intellectuels.

Eteindre la télé, au moins pendant les publicités! La télévision et la publicité ont littéralement la capacité de reconfigurer le cerveau pour le rendre suggérable, et tuer son esprit critique. Ne pensez pas que ça ne marche pas parce vous savez que c’est con, ça marche quand même, avec ou sans neuromarketing. On y reviendra bientôt…

Remettre en cause l’autorité. Cela ne veut pas dire la combattre, seulement la questionner. Cela concerne toutes les autorités, pas seulement étatiques: les autorités parentales, hiérarchiques, la pression sociale, … N’obéissez pas parce qu’on vous l’ordonne, mais parce que vous le choisissez, parce que vous comprenez pourquoi c’est utile. Si vous ne comprenez pas pourquoi, ou plutôt que vous comprenez pourquoi cela n’est pas pertinent, combattez-là.

J’imagine avoir enfoncé des portes ouvertes pour certains d’entre vous. Si c’est le cas, tant mieux. Je suis surpris chaque jour de la proportion de discours politique allouée à de la rhétorique pure, comme si ces joutes stériles focalisaient l’intérêt du spectateur et déterminaient à elles seules les intentions de vote. A moins que ce ne soit le cas, au fond…

Written on November 15, 2016